De nombreuses questions se posent sur le droit des salarié•es dans le contexte de la crise générée par l’épidémie COVID-19. Le syndicat des avocats de France alerte (19 mars 2020) la ministre du travail sur la nécessité de protéger les salarié•es, leurs représentant•es ainsi que leurs droits.Il ne s’agit pas seulement de préserver l’intérêt économique des entreprises et de leurs actionnaires.
Madame la Ministre du Travail,
Nous vous demandons d’intervenir en urgence afin de clarifier les positions du Gouvernement et de préciser officiellement l’ordre des priorités dans l’application du Code du travail en cette période de confinement lié à la pandémie de Covid-19. Ces éléments ne sont naturellement pas exhaustifs, mais il est hors de question de préserver l’intérêt économique des entreprises et de leurs actionnaires, sans préserver aussi les droits des salariés.
- Dans le cadre des relations individuelles de travail :
- Sur le droit de retrait :
Vous indiquez dans votre Questions/réponses en date du 17 mars 2020 que « dans le contexte actuel, dans la mesure où l’employeur a mis en œuvre les dispositions prévues par le code du travail et les recommandations nationales visant à protéger la santé et à assurer la sécurité de son personnel, qu’il a informé et préparé son personnel, notamment dans le cadre des institutions représentatives du personnel, le droit individuel de retrait ne peut pas, en principe, trouver à s’exercer. » et plus loin : « Dans ces conditions, dès lors que sont mises en œuvre tant par l’employeur que par les salariés les recommandations du gouvernement la seule circonstance que je sois affecté(e) à l’accueil du public et pour des contacts brefs ne suffit pas, sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux, à considérer que je justifie d’un motif raisonnable pour exercer mon droit de retrait. »
Cette affirmation est de nature à dissuader des salariés d’exercer leur droit de retrait, de peur de perdre du salaire ou d’être sanctionnés, ce d’autant que plus loin, vous expliquez aux employeurs comment réagir en cas de droit de retrait abusif, alors même que leur employeur n’aura pas mis en œuvre de manière suffisante les mesures de prévention préconisées, ce qui n’est pas conforme à la démarche générale de prévention et de solidarité préconisée par le Gouvernement ni aux principes de prévention qu’imposent le code du travail.
De nombreux cas nous sont remontés de salariés extrêmement inquiets pour leur santé et celle de leurs proches, dans la mesure où ils ne peuvent être en télétravail et où l’employeur leur impose de venir travailler sans prendre de mesures suffisantes (certains employeurs se contentent de prétendre être allé chercher du gel hydroalcoolique à la pharmacie et ne pas en avoir trouvé pour se croire exonérés de leurs obligations !).
Puisque vous expliquez aux employeurs comment agir si le salarié exerce abusivement son droit de retrait, il est impératif que vous renforciez clairement les sanctions encourues par les employeurs qui ne mettraient pas en place de mesures de prévention suffisantes (sanctions qui doivent être d’autant plus dissuasives qu’elles ne pourront être prononcées qu’après la période de confinement puisque les tribunaux ne peuvent en être saisis immédiatement) en expliquant aux salariés de quels recours ils disposent.
Dans le même ordre d’idée, il est nécessaire d’imposer aux employeurs d’appliquer le même régime aux salariés concernés par une suspicion de Covid-19 qu’à ceux diagnostiqués comme ayant contracté le virus, dans la mesure où le nombre de tests disponibles ne permet pas de diagnostiquer avec certitude toutes les personnes présentant des symptômes.
Vous ne pouvez pas laisser les salariés seuls face au choix de préserver leur santé et de participer aux consignes gouvernementales visant à limiter la diffusion du virus, ou de perdre leur rémunération, voire leur emploi, lorsque l’employeur ne prend de mesures de prévention sérieuses et efficaces.
- Sur le télétravail :
Vous affirmez dans votre Questions/Réponses que « la mise en œuvre du télétravail dans ce cadre ne nécessite aucun formalisme particulier ».
Or fréquemment, même si le travail peut être effectué à distance, le salarié ne dispose pas des outils nécessaires (équipement informatique, accès internet efficace…) ni d’un logement suffisamment grand pour ne pas être dérangé par ses proches.
Pour ces cas et si le salarié ne répond pas aux conditions permettant un arrêt de travail, il conviendrait de contraindre les entreprises à dispenser leurs salariés de travail (rémunérés) ou à utiliser le mécanisme de l’activité partielle (là où aujourd’hui, ce n’est présenté que comme une faculté).
Vous évoquez la possibilité pour l’employeur de moduler les durées du travail, mais vous omettez d’évoquer la nécessité d’informer et consulter le CSE.
- Sur les ruptures du contrat de travail :
Le Gouvernement affirme vouloir éviter les licenciements, mais il semblerait que de nombreux employeurs usent, voire abusent, du droit de mettre fin à la période d’essai sans motif.
Puisque vous prenez la peine d’expliquer aux salariés que l’exercice du droit de retrait peut être abusif, il serait opportun de rappeler également aux employeurs que la rupture de période d’essai peut être abusive.
- Dans le cadre des relations collectives de travail :
- Sur la situation des représentants du personnel :
Les représentants du personnel sont surchargés de travail en raison des questions incessantes des salariés et des difficultés qu’ils rencontrent, dans de nombreuses entreprises, pour veiller à ce que l’employeur prenne de réelles mesures de prévention des risques pour l’ensemble des salariés ou pour s’assurer qu’il met en place des moyens appropriés pour le télétravail, etc…
En conséquence, afin de mettre en pratique l’esprit de solidarité appelé de ses vœux par le Président de la République, pourriez-vous rappeler formellement aux entreprises :
- Qu’elles ne peuvent pas imposer de mise en activité partielle aux représentants du personnel, de manière à leur permettre de continuer à prendre leurs heures de délégation et à assumer toutes leurs missions auprès des salariés. La jurisprudence a toujours rappelé que les mandats ne sont pas suspendus en cas de chômage partiel et que l’employeur doit maintenir le salaire de tout représentant du personnel à qui il ne peut imposer ce régime ;
- Que les heures de délégation peuvent être dépassées en cas de circonstances exceptionnelles et qu’à l’évidence la situation actuelle relève de circonstances exceptionnelles, de telle sorte que les représentants du personnel puissent exercer leur mandat et se concentrer sur la gestion de la crise, sans perdre du temps et de l’énergie à devoir se préoccuper de leur propre situation et sans subir de pression de leur hiérarchie.
- Sur les consultations et expertises en cours :
Alors que les réunions des CSE ne peuvent souvent plus se tenir, en raison de la fermeture des sites, de l’interdiction de déplacement des salariés élus, et du manque de moyens de visioconférence adaptés, aucun décret n’est intervenu pour contraindre les entreprises à suspendre leurs projets soumis à consultation des CSE ou a minima pour aménager une suspension des délais préfix de consultation prévus par les articles L.2312-16 et R.2312-6 du Code du travail ou encore L.1233-30 en matière de PSE.
De même, rien n’est prévu à notre connaissance concernant les délais dont disposent les divers experts désignés par les CSE, quelle que soit la mission en cours (missions dans le cadre des consultations récurrentes, ou sur des projets aux impacts importants, dans le cadre d’un droit d’alerte, ou concernant un risque grave…), alors qu’à l’évidence, le confinement empêche les experts de travailler normalement (impossibilité notamment de rencontrer les salariés et la Direction, de recevoir les informations nécessaires…).
Ces situations posent d’autant plus difficulté que l’accès au juge est impossible, puisque les tribunaux ne restent ouverts que pour certaines audiences essentiellement en droit pénal ou en référé « d’extrême urgence », qu’il n’est prévu aucun audiencement possible en procédure accélérée au fond applicable en cas de contestation portant sur les délais de consultation ou d’expertise, et qu’il n’est possible d’introduire aucun contentieux même en cas de réorganisation impliquant des situations dangereuses.
Le contentieux collectif du travail réclame le maintien d’un accès au Juge qui n’a pas été envisagé.
De même les DIRECCTE ne peuvent pas traiter normalement les dossiers, la plupart du personnel étant en télétravail, sans accès aux dossiers papier et avec un accès extrêmement limité à la plateforme spécifique en matière de PSE.
Les inspecteurs du travail ne peuvent plus se déplacer sur site. Les salariés se retrouvent sans protection au pire moment.
- Sur la contestation des accords collectifs :
Le délai de deux mois prévu par l’article L.2262-14 du Code du travail ne saurait trouver application dans le contexte actuel où aucune saisine du Juge ne peut intervenir.
- Sur les délais de prescription
Par ailleurs, de façon générale, il conviendrait de préciser de manière claire et dans un texte opposable devant un juge, la suspension de tous les délais de prescription, notamment dans le cadre des actions prud’homales, tels que le délai d’un an pour saisir à compter de la rupture du contrat de travail, et dans le cadre des contentieux devant les juridictions administratives et judiciaires. En effet, compte tenu du confinement, il est difficile, voire impossible, pour les défenseurs syndicaux et les avocats d’avoir accès à leurs dossiers et de déposer matériellement des requêtes.
- Sur le projet de loi visant à modifier le Code du travail par ordonnance :
En outre, nous sommes particulièrement inquiets quant au fait que le projet de loi relatif au Covid-19 prévoit de permettre au Gouvernement de modifier de nouveau le Code du travail par ordonnance afin d’envisager de nouvelles dérogations à des règles jusqu’à présent considérées comme d’ordre public et d’intervenir dans des domaines aussi importants que la durée du travail, le repos hebdomadaire, le repos dominical, l’acquisition et la prise des congés payés, des jours de réduction du temps de travail, des règles relatives aux procédures collectives (déjà si peu protectrices des salariés en particulier en termes de délais de procédure).
Depuis 2013, les réformes de grande ampleur se sont succédées pour modifier de manière profonde et déstructurante le droit du travail. Dans le même temps des réformes très lourdes sont également venues bouleverser les procédures applicables à la Justice sociale.
Tous ces textes sont d’une complexité majeure à appliquer, voire impossible parfois (textes contradictoires, situations non couvertes…) et les salariés en pâtissent dans l’exercice de leurs droits comme dans l’accès au Juge pour se défendre.
Il serait catastrophique d’y ajouter encore de la confusion.
Il n’est évidemment pas question non plus que des réformes puissent être décidées dans l’urgence avec des effets au-delà de la période exceptionnelle du confinement.
Nous vous exhortons à ne pas « légiférer » encore dans la précipitation, sans prendre le temps de consulter les partenaires sociaux et les praticiens du droit du travail.